Qui a le droit de rééditer le célèbre Poltrona 811, du créateur Gio Ponti ? Deux maisons, Cassina et Molteni & C, demandent à la justice de trancher. Derrière cette question de propriété intellectuelle, un enjeu financier considérable.

Par Marie Godfrain

C’est une publicité qui a mis le feu aux poudres. La veille de l’ouverture du Salon du meuble, le 4 avril, à Milan, la société Cassina fait paraître dans le Corriere della Sera une pleine page présentant un fauteuil de 1956 surmonté d’un mot : « L’original ». Dessiné par le célèbre designer et architecte Gio Ponti (1891-1979), ce fauteuil est revendiqué par deux poids lourds du mobilier, Cassina et Molteni & C, des concurrents dont les usines sont situées à quelques kilomètres l’une de l’autre, dans la vallée de la Brianza, épicentre du design italien.

Dans les années 1950, Cassina a collaboré avec Gio Ponti sur de nombreuses pièces. Mais, au fil du temps, l’éditeur a stoppé la production de la plupart des créations du maestro. A l’exception de la chaise Superleggera, devenue un classique du mobilier contemporain et qui contribue grandement au succès de la marque. La compagnie s’estime donc légitime pour rééditer des modèles qu’elle dit avoir cocréés avec Gio Ponti. De son côté, Molteni a commencé à rééditer en 2010 certains modèles de Ponti en rachetant un à un les droits aux héritiers. En 2016, il a ainsi acquis les droits du modèle Poltrona 811 (qu’il a commercialisé sous la dénomination D.156.3), à l’origine du conflit.

La publicité qui a mis le feu aux poudres, début avril.La publicité qui a mis le feu aux poudres, début avril.  « Corriere Della Sera » daté du 3 avril 2017

Pour Salvatore Licitra, le neveu qui gère l’héritage de la fondation Gio Ponti, le cas est clair : « Nous étions en contact avec Cassina pour leur céder nos droits sur ce modèle, mais nous ne sommes pas parvenus à un accord. Nous avons finalement signé avec Molteni. Quelques mois avant le salon, Cassina nous a notifié par voie d’avocat que les droits leur appartenaient », explique l’héritier, toujours « sous le choc » de la pression mise par cette page de publicité à l’ouverture du salon. Saisis en référé par les héritiers, les juges italiens ont fait retirer cette campagne et suspendre la commercialisation du fauteuil par Cassina.

Des lettres du maestro comme preuve

Pour ce dernier, c’est la propriété des droits qui est en jeu. Sibyllin, son directeur général, Gianluca Armento, attend la décision du juge sur le fond pour se prononcer. Il rappelle néanmoins que Gio Ponti affirmait se sentir comme un collègue parmi les ouvriers de l’usine et que, sans le savoir-faire de Cassina, il n’aurait jamais développé ce meuble, dont la maison possède encore des documents préparatoires… Salvatore Licitra, lui, minore le rôle de l’éditeur et réplique qu’il possède la preuve des royalties versées à Gio Ponti par Cassina. Il détiendrait également des lettres dans lesquelles le maestro menace l’éditeur de ne plus travailler avec lui s’il ne suit pas ses directives.

La bataille juridique à venir va se jouer sur le terrain de la propriété des droits. Appartiennent-ils aux héritiers du créateur ou à ceux qui ont permis la création du modèle en offrant des moyens techniques ? Ou encore aux deux parties, mais selon quelle répartition ? « Nous avons signé le contrat avec les héritiers qui ont les droits sur la production, et nous avons déjà réédité plusieurs modèles, explique Carlo Molteni, président de l’entreprise qui porte son nom. Nous considérons que les objets industriels sont toujours développés au sein d’une entreprise et que, néanmoins, leurs droits appartiennent systématiquement à l’auteur. »

Pour Annaluce Licheri, avocate spécialisée dans la propriété intellectuelle, « les héritiers de Gio Ponti disent qu’ils sont propriétaires de tous les droits du designer, mais dans ce cas, ils doivent prouver qu’ils possèdent bien la licence exclusive sur chacun des modèles de leur aïeul ». Un conflit inhabituel dans l’univers feutré du design. Le procès en première instance aura lieu le 19 avril. Sans doute le début d’une longue et coûteuse bataille judiciaire. Si ces deux mastodontes s’y engagent, c’est que l’enjeu est important : le marché des rééditions est toujours plus florissant.

Fonte:

http://www.lemonde.fr/m-design-deco/article/2017/04/16/le-design-italien-en-etat-de-siege_5112099_4497702.html